Par SAUDER Régis - Libération 21 novembre 1995 à 10h05
A la Castillone, à une lieue de l'étang de Thau (Hérault), une
parcelle laissée aux mauvaises herbes, sur les 130 hectares que compte le domaine, est truffée çà et là d'étranges trous d'eau. Quarante-cinq bassins vaseux, grouillant d'étranges et sombres locataires: des silures. Longtemps, ce poisson des fleuves d'Europe centrale a senti le soufre. Existait-il seulement? Ne s'agissait-il que d'une légende? Et qui l'avait jamais pêché? Quand il a commencé d'arriver en Europe occidentale dans les années 70, la rumeur a pris un nouveau tour: n'avait-on pas vu ce «requin des rivières», le plus grand des poissons d'eau douce, s'attaquer aux chiens? Entraîner des baigneurs trop téméraires? Plusieurs mètres de long, la tête aplatie ornée de six barbillons, Siluris glanis, plutôt laid, commença néanmoins à dévoiler ses beautés cachées. Car non seulement il se déguste plus qu'agréablement en filets, mais il fait preuve de solides vertus écologiques: seul prédateur de fond des rivières et des étangs, il fait le ménage chez les écrevisses (1), les brèmes ou tout poisson qui proliférerait par trop en eau douce.
Alors, à la Castillonne, les frères Ribes, sur un coup de hasard extraordinaire, ont décidé dans les années 80 de se consacrer au poisson mythique... devenu utile. Si bien qu'ils sont aujourd'hui les seuls, même les spécialistes en sont surpris, à avoir su maîtriser la reproduction de ce poisson. Mieux, après s'être lancés, depuis environ un an et demi dans une «manipulation génétique» de leurs mascottes, ils ont obtenu leur triploïdisation (lire encadré). Et qui dit triploïdes, dit individus stériles. Poissons ne risquant donc pas de se reproduire de façon incontrôlée et de provoquer, par exemple, un dérapage écologique imprévu. «Les résultats du laboratoire de l'Inserm qui teste nos poissons sont formels, insiste Gilbert Ribes, les silures sont bien triploïdes.» Obtenir pareille anomalie n'est pas une première, mais «à la chaîne», personne n'avait su le faire: «Les résultats que beaucoup de confrères chercheurs nous envient ont été obtenus dans l'artisanat le plus total», insiste Gilbert.
Tout a commencé quand les deux Biterrois, voulant se lancer dans la culture maraîchère, comptent sur l'eau d'un forage géothermique, effectué avec le concours du Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM): «On nous faisait miroiter la possibilité de trouver de l'eau à 56$C pour chauffer les futures serres.» Las, l'eau si convoitée remonte à 26$C seulement. Adieu tomates, aubergines et melons. Coup de chance, alors qu'il se trouvait dans le bureau de Jean-Pierre Protteau, du Cemagref (recherche en techniques agricoles), Gilbert regarde le mur. Et qu'y voit-il? «Un dessin du silure glane sur un tableau de classification des siluriformes» Peau dénuée d'écailles, corps sombre, mou et gluant, large gueule et yeux minuscules, le silure commence, en ce début des années 80, à être regardé de près par certains projets aquacoles... Mais personne ne s'est encore lancé dans l'élevage, car le monstre est sensible, il ne se reproduit naturellement qu'entre la fin mai et jusqu'à la mi-juin, quand l'eau se fait douce entre 22$ et 24$C. Que par malheur, le thermomètre tombe en dessous de 18$C et adieu les bébés silures. Pire, en dessous de 14$C, ce poisson nocturne, qui réserve ses journées à une sieste sur lit de vase, stoppe toute activité.
Heureusement, il y a l'eau du forage de la Castillone. «A 26$C toute l'année, explique Gilbert Ribes, elle nous a permis d'adapter le silure à un rythme de vie détaché des contraintes saisonnières. Plus de variations de température, donc la possibilité de reproduire le poisson 365 jours sur 365.» En 1987, un projet pilote avec le Cemagref réussit d'incroyables performances: en six mois seulement, 2 000 alevins prennent 700 grammes et ils atteignent leur maturité en quinze mois. Dans la nature, il ne faudrait pas moins de quatre à six ans! Malheureusement, les essais de reproduction proprement dite échouent. Le Cemagref se retire du projet, les cuves à silure commencent à rouiller sous un hangar. «La ferraille, c'est toute notre histoire», marmonne André. La cour des deux frères, entourés de leur quarantaine de chats, jouxtant le château en ruines qui dominait encore, au début du siècle, un beau domaine viticole, tient un peu du musée agricole...
Le Cemagref parti, Gilbert s'entête. Il veut réussir la reproduction du silure: «A 26$C, les femelles silures présentent des ovocytes à tous les stades de maturation. Il faut singer la nature pour que tous arrivent en même temps au stade de l'ovule, prêts pour la fécondation.» Dans le calme de l'écloserie, sommairement aménagée dans une ancienne grange, les deux frères jouent de la lumière et de la température pour uniformiser l'arrivée à bon port des ovules des futures mères. Seringue à la main, les voilà harponnant les poissons, leur injectant de l'hormone hypophysaire de carpe, une hormone «gonadotrope», qui fait passer l'ovocyte mature au stade de véritable ovule. «C'est André qui se charge de la récolte des ovules et du sperme des géniteurs, préalablement triés parmi les individus les plus costauds», précise Gilbert qui, lui, a pensé tout le protocole. André, calmement, masse l'abdomen des mâles, «ça peut durer jusqu'à vingt minutes», récoltant ainsi le sperme sans sacrifier les animaux. Rebelote avec les femelles, dont les ovules sont récupérés dans la bassine où s'effectue la fécondation. «Nous obtenons des taux de fécondation et d'éclosion approchant les 100%», s'enorgueillit Gilbert Ribes. Dès lors ce sont environ 2 000 silures par an (des poissons d'environ 5 kg, soit entre 7 et 10 tonnes par an), qui embarqués dans des camions frigorifiques, finissent joliment garnis dans le fond des assiettes de quelques restaurants de luxe. Dans le même laps de temps 10 000 de leurs congénères, alevins de 30 à 200 g, quittent la Castillone pour aller peupler rivières, plans d'eau et autres étangs de pêche.
Des quarante-cinq bassins qu'ils ont creusés à même la terre, André connaît tous les locataires, leur caractère, leurs habitudes. Quand il va les nourrir de granules le soir, la surface de l'eau s'agite et les gros poissons foncés pointent le barbillon. «J'ai même appris à les caresser», s'amuse-t-il, la main posée sur la gueule gluante de l'un de ses «géants du Danube», qui peut faire ses deux mètres et ses soixante kilos.
(1) Les écrevisses «américaines» qui font des ravages chez les écrevisses traditionnelles.